Parce qu’il n’y a pas d’art sans engagement
Parce que les Arts disent que d’autres mondes sont possibles
Parce que des femmes et des hommes tentent de les construire
Parce que les Arts nous affranchissent des frontières et de l’enfermement
Parce que la Dordogne fourmille d’actions et de projets politiques alternatifs
Parce qu’aucun blog ne recense ce foisonnement d’activités militantes, politiques, artistiques et culturelles différentes,
Nous vous proposons Art Péri’Cité :
des agendas et des reportages sur les diverses manifestations ou activités

27/06/2016

ROMAN NOIR ET CRITIQUE SOCIALE AU LIVRE EN FETE

Les 18 et 19 juin, se tenait à Champcevinel le Salon du livre du Grand Périgueux. 
Les auteurs pouvaient rencontrer leur public adulte et jeunesse.
Plusieurs cafés littéraires étaient proposés dont celui programmé le 18 juin. Deux écrivains, Dominique Manotti et Marin Ledun, étaient invités pour un débat animé par Hervé Le Corre, lui-même auteur de romans policiers, autour du thème "Roman noir et critique sociale".
Ce genre littéraire, a expliqué Hervé Le Corre, a la réputation de se confronter aux réalités sociales et historiques. Les deux auteurs étaient de plain pied dans cette thématique. Ils se ressemblaient car "ils s'[étaient] donnés pour tâche de soulever un certain nombre de poubelles ou de prendre à revers l'apparence des choses là où l'histoire officielle n'[était] pas critique. Il s'agi[ssai]t de faire un pas de côté, d'écrire une autre histoire qu'elle soit passée ou contemporaine".
Dominique Manotti,  ancienne professeur d'histoire économique à l'université et militante très active, aujourd'hui âgée de 73 ans, s'est fait connaître en 1995 avec Sombre sentier : le roman retrace une grève de Turcs clandestins pour l'obtention de leur régularisation dans le quartier parisien de la confection. Parmi ses ouvrages, il a cité Lorette Connection, sorti en 2006 sur la reconversion industrielle en Lorraine. Son dernier opus, Or Noir, publié en 2015, aborde, entre autres, le monde policier et la manière dont il est dirigé.
Marin Ledun, 41 ans, présenté comme étant plus jeune dans le métier puisqu'il a commencé à publier en 2007, a pourtant déjà écrit une quinzaine de romans. Il a commencé par des romans multi-genres comme le techno-thriller pour aboutir au roman noir. On peut citer, entre autres, La guerre des vanités ou Les visages écrasés, prochainement adapté au cinéma, sur la souffrance au travail, roman influencé par une expérience personnelle à France Télécom alors qu'il était chercheur en sociologie. Second volet d'un diptyque dont le premier est intitulé L'homme qui a vu l'homme, Au fer rouge a pour objet le terrorisme au Pays Basque et l'implication de l'Etat.
de gauche à droite : Marin Ledun, Hervé Le Corre, Dominique Manotti
Hervé Le Corre a achevé son introduction en soulignant l'importance que James Ellroy représentait aux yeux des deux invités et de façon un peu plus secondaire Don Winslow.

Les romans de l'auteure ont reçu de nombreux prix dont, pour le dernier, le Grand Prix du roman noir au Festival international du film policier de Beaune. Or noir se situe à Marseille en 1973. Il met en scène des règlements de compte, l'enquête d'un policier honnête autour du trafic de pétrole. Dominique Manotti interrogée à ce sujet, a expliqué comment elle avait travaillé et comment lui été venue l'idée de saisir un tel sujet.
Avec le choc pétrolier, le monde entre dans une économie financiarisée. C'est le moment où la profession de trader du pétrole se crée. Le marché, auparavant contrôlé par les producteurs, devient libre. Il va attirer des sommes colossales. Entre le moment où un  super-tanker de 250 000 tonnes sera chargé et celui où il sera déchargé, il sera l'objet de 30 à 40 transactions financières. L'économie change de dimension à cette époque-là. C'est même l'apparition d'une nouvelle économie et le développement d'Etats rentiers. Les premiers traders sont "des aventuriers", "des hommes invraisemblables", a estimé Dominique Manotti. C'est un basculement que l'on a vécu sans comprendre ou en pensant à tort qu'il s'agissait d'un moyen d'émancipation des peuples du tiers-monde, a-t-elle expliqué : les régimes arabes décidaient de s'émanciper de la tutelle des compagnies historiques.
Dominique Manotti, très imprégnée de cette histoire, s'est demandée où amener le roman. Conscience que des pays africains comme le Nigéria étaient des centres de contrebande majeurs et pouvaient être le lieu de l'intrigue, elle a plutôt choisi la Méditerranée, elle aussi éminent centre de contrebande à la fin des années 1960. C'est l'époque où Fos se crée. Elle a donc eu envie d'aller voir du côté de la côte marseillaise. La fin de la French Connection (janvier-février 1973) arrive au moment où commence cette contrebande du pétrole français. La French Connection représente 20 ans de commerce de l'héroïne avec les Etats-Unis permis par un accord conclu avec la CIA. Il n'a généré aucun "accident industriel", selon les mots de l'auteure, grâce à un Antoine Guérini très performant en la matière, parfait gestionnaire du système, même si lui-même a été assassiné en 1967. A partir d'un cadre réaliste, la romancière a inventé un lien entre l'argent de la French Connection et la contrebande du pétrole, l'argent de la première étant réinvesti dans l'autre. Or, sa rencontre avec un policier marseillais à la retraite lui a montré que son imagination avait peut-être rejoint la réalité : "comment avez-vous eu le tuyau du pétrole? On a planqué pendant un an et on était sûr que l'argent de la French Connection était passé là!", a-t-il déclaré.

Pour écrire ses deux romans sur le pays basque, Marin Ledun est parti d'une histoire vraie, la disparition d'un militant d'ETA, Jon Anza, pour écrire L'homme qui a vu l'homme où le personnage assassiné prenait le nom de Jokin Sasco et les reporters ceux d'Iban Urtiz et Marko Elizabe. Dans Au fer rouge, il a introduit différents personnages comme cette femme policière, Emma Lefebvre ou un vrai grand méchant, ancien des services secrets espagnols, Javier Cruz.

Hervé Le Corre s'est demandé ce qui avait motivé Marin Ledun à aborder ce sujet alors que depuis une dizaine d'années, le processus de paix s'était enclenché, que l'ETA avait déposé les armes. L'auteur a expliqué qu'il n'avait pas l'intention d'aborder ce thème au départ, trop imprégné d'idées reçues. Ainsi, il n'avait pas saisi au départ pourquoi, lors d'un atelier d'écriture à la maison d'arrêt de Bayonne qu'il avait animé en 2009-2010, aucun des participants n'était basque alors que les militants étaient volontairement éloignés de leur terrain d'activités. Pour clôturer ce travail, un débat était organisé à la médiathèque de la ville rassemblant un public de 250 personnes venues surtout pour écouter Gaby Mouesca, le n°2 d'Iparretarak, président de l'Observatoire International des Prisons, plutôt que lui-même, encore peu connu. Or, parmi les auditeurs, des élus étaient présents. Un journaliste basque a commencé à lui parler du terrorisme propre à la région et d'une affaire d'un militant mystérieusement disparu, en avril 2009, lors d'un voyage en train entre Bayonne et Toulouse dont le corps a été étonnement retrouvé 10 mois plus tard à la morgue de Purpan à Toulouse.
Après s'être documenté, le romancier a estimé le sujet trop complexe et lui-même sans légitimité pour écrire puisqu'il n'était pas basque, les militants étant eux-mêmes "assez taiseux". Toutefois, dans son discours d'intronisation, en 2014, le nouveau roi d'Espagne a repris la thèse à laquelle adhérait toute une frange de la population selon laquelle l'ETA avait un lien avec les attentats de Madrid de 2004, malgré toutes les preuves contraires. L'ETA avait tellement marqué les esprits qu'il était difficile de se défaire de l'idée que cette organisation n'était pas en cause. C'est à partir de là que le romancier a trouvé sa légitimité puisque le sujet dépassait la question basque et abordait la politique anti-terroriste menée par les Etats, leur manière de traiter les prisonniers politiques, en particulier. En tant que citoyen lambda, il pouvait aborder ces questions, d'autant qu"il avait créé le personnage du journaliste qui n'avait de basque que le nom, un peu son alter ego. Dans le second volet, le lecteur était face à cette jeune policière qui avait été blessée lors des attentats de Madrid et abordait nécessairement cette enquête et le terrorisme avec ce lourd héritage. De nos jours, des actes de torture étaient commis sur le territoire français au nom de la lutte anti-terroriste par des policiers. 50 à 100 militants étaient concernés par an. C'est cette face sombre de la France, insoupçonnée, qu'il a commencé à entrevoir.
Quelques articles avaient été publiés dans la presse au moment de l'affaire Jon Anza en 2010 mais globalement, on n'en parlait pas. Finalement, la publication de son premier roman sur le thème a fait plus parler de cette affaire d'Etat que les journaux de l'époque. Des journalistes ont refusé de chroniquer son roman au motif que son auteur n'avait pas indiqué le nombre de morts commis par l'ETA, a confié le romancier. En effet, tous les articles de presse depuis la fin des années 1960 contenaient cette macabre comptabilité.
 © Iñigo URIZ / ARGAZKI PRESS
La question se posait de savoir comment faire rentrer cette problématique dans un roman et ne pas faire une enquête journalistique. Marin Ledun a reconnu avoir mis 4 ans pour trouver les personnages. Comme pour beaucoup de ses romans, un gros travail de documentation a été nécessaire puis mis de côté pour travailler sur l'écriture elle-même, sur le rythme. L'homme qui a vu l'homme a exigé 2 ans d'écriture http://www.telerama.fr/livre/marin-ledun-auteur-de-polars-qui-donnent-envie-de-questionner-le-monde,110444.php. 
Dominique Manotti a acquiescé aux propos de Marin Ledun. Pour elle, le fait que l'on parle plus de l'affaire Jon Anza après la publication du roman qu'au moment où elle s'est produite, "c'est ça la puissance de la littérature. Vous, les lecteurs, vivez les évènements, vous n'êtes pas extérieurs (...), vous êtes bien plus impliqués dans l'histoire que lorsque vous lisez un article de journal, vous la vivez jusqu'au bout. (...) C'est la clé du roman" alors que "dans la presse, il n'y a pas de suivi".
Selon Dominique Manotti, il y a deux aspects dans le roman. Il convient de construire une histoire qui se tienne, que l'infrastructure soit parfaite afin que le lecteur soit emmené jusqu'au bout. Toutefois, ce n'est pas l'histoire qui fait le roman mais les personnages. Ils sont "une mise en chair des situations que l'on raconte. (...) Ils condensent tout". Pour autant, la romancière ne cherche pas à être proche des personnages ou faire de la biographie historique. Elle les invente pour mettre en vie des situations. Elle reconnait, nonobstant, que pour construire le personnage de Mickaël Frickx, elle a été très influencée par le trader Marc Rich, mort le 26 juin 2013 et défini comme un pirate au moment de son décès pour le journal Le Monde http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/06/27/marc-rich-mort-d-un-pirate_3437755_3234.html. Le personnage fiction passe du marché du minerai à celui du pétrole, comme March Rich. Une opportunité lui permet de racheter un pétrolier en 48h. La romancière a développé l'hypothèse que l'argent aurait été prêté par la mafia.
Dominique Manotti a été interrogée sur le personnage de Théodore Daquin qu'elle a mis en scène dans ses 3 premiers romans (Sombre Sentier, A nos chevaux, Kop). Pour Or Noir, elle ne parvenait pas se mettre dans la tête du flic marseillais, a-t-elle reconnu, et a donc pensé à lui en lui donnant, inconsciemment son âge, soit 27 ans en 1980. C'est un flic homosexuel parisien qui débarque à Marseille et, par sa position, peut poser un regard extérieur sur la police de cette ville. Elle l'a créé dans son premier roman pour rendre compte de cette grève de clandestins aux côtés desquels elle a milité en tant que syndicaliste. Confrontée pendant 6 mois à ce monde d'hommes, elle a choisi le texte littéraire, cette "mise en chair des hommes entre eux" plutôt que l'enquête journalistique pour en rendre compte. Dans un entretien, elle a expliqué que ce "choix de la fiction s'est imposé de lui-même, sans doute parce que l'on est dans le registre du désenchantement" et parce que ce lieu "recelait une histoire et une densité magnifique". http://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-41.htm Quant au travail d'écriture, il a vraiment démarré quand elle a réussi à loger son personnage qu'elle ne pouvait domicilier dans un 2 pièces normal mais plutôt dans le loft d'un ami, fils d'avocat parti faire un stage à New York.
Marin Ledun a abordé ce thème de la maîtrise du roman par son auteur. Quand il débutait, il entendait souvent ses collègues dire que leur texte leur échappait et trouvait la posture assez romantique. Toutefois, l'expérience lui fait dire aujourd'hui que son regard distancié vis-à-vis des autres romanciers était celui d'un débutant. C'était un fait que les personnages nous échappaient, un personnage secondaire pouvait devenir principal citant l'exemple de Carole Matthieu, cette médecin du travail des Visages écrasés qui décidait d'abréger la souffrance de ses patients. Son double regard de salariée de l'entreprise et de médecin du travail en faisait un personnage complexe et riche. 
Partant du postulat que plus un auteur cherchait à maîtriser ses personnages, moins il le faisait en réalité, il a cité la figure Javier Cruz qu'il était très fier d'avoir inventée, sauf que...le procureur de Bayonne s'y était reconnu. De même, le personnage du trafiquant de drogue retrouvé dans une valise sur une plage de Seignosse, Domingo Augusti, a rejoint la réalité puisqu'une autre valise contenant un homme avec la même nationalité et la même activité a été découverte dans un bois de Tarnos l'été 2014, au moment où de la relecture du tapuscrit par l'éditeur!
Les questions avec le public ont clôturé le café littéraire. Une personne s'est étonnée qu'Ellroy, homme "pas spécialement à gauche" soit considéré comme une référence par les deux auteurs. Marin Ledun exprimait sa fascination justement pour un écrivain qui tenait des propos réactionnaires tout en étant capable de décortiquer avec finesse le monde dans lequel il vivait. C'était son paradoxe et la force de son écriture. Si Dominique Manotti reconnaissait qu'aucune discussion n'était possible avec cet homme d'extrême-droite, "très désagréable dans les rapports inter-personnels", elle estimait que cet écrivain avait été très important dans sa vie d'auteure. Lorsqu'elle avait quitté le militantisme, elle s'était mise à lire et s'était plongée dans L.A. Confidential (1990) qui lui avait donné une connaissance incroyable de cette ville comme si elle y vivait. Elle adorait le style de cet auteur qui lui avait donné envie d'écrire et qu'elle considérait comme l'un des écrivains les plus importants de la fin du XXè siècle. Elle reconnaissait aussi l'influence de Dashiell Hammett.
Souhaitant interroger Dominique Manotti sur la place qu'avait prise la littérature dans sa vie, Hervé Le Corre terminait cette discussion par la citation d'une phrase d'un de ses personnages, Lisa Biaggi, dans L'évasion (2013) : "Ce combat-là est perdu. Si je veux essayer de sauver notre passé, il ne me reste plus qu'à écrire des romans". Cette ancienne militante pour qui "la littérature a marqué une rupture avec le combat politique", tout en "dépla[çant] le terrain de la critique politique et sociale vers le champ littéraire" http://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-41.htm n'a pas manqué d'approuver ce constat.

Texte et photos :  Laura Sansot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire