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04/02/2017

LA COMPAGNIE ROULETABILLE A OFFERT "UNE SEMAINE POUR PE(A)NSER" LA COLONISATION

Le 25 janvier 2017, la Compagnie Rouletabille accueillait une jeune photographe, Nadja Makhlouf, pour le vernissage de son exposition qui devait se tenir à la Filature de l'Isle jusqu'au 17 février. Il a eu lieu en prélude à Une semaine pour "pe(a)nser" qui allait accueillir aussi un conférencier et des comédiens. Le 28 janvier, Olivier Le Cour Grandmaison, historien, politologue qui a beaucoup travaillé sur la colonisation notamment d'un point de vue juridique (il a rassemblé un certain nombre de documents pour constituer un code de l'indigénat) et enseigne à l'université d'Evry, comme l'a indiqué Françoise Marquer, présidente de l'association, est intervenu en préambule et après le spectacle "De Dunkerque à Tamanrasset" donné ce jour-là.

La Compagnie Rouletabille existe depuis 1993, créée à l'initiative de Claude Danielle Morlet, aujourd'hui metteuse en scène et comédienne. Cette habitante du quartier du Toulon, formée au théâtre sur le tard, souhaitait y développer des ateliers en associant les habitants. Progressivement, même si la compagnie elle-même devait se contenter d'un bureau itinérant prêté par le comité de quartier, les activités ont pris de l'ampleur, les ateliers se sont multipliés et la structure a participé au carnaval et à Mimos. Lorsque le projet de construction de la Filature de l'Isle est né, la compagnie, bien implantée localement, a été conviée à participer à son élaboration. Installée dans l'aile culturelle en 2008, elle rencontrait à l'époque de grosses difficultés financières mais une soirée de soutien à laquelle ont participé de nombreux habitants du quartier et des amis artistes a permis de relancer la structure. Celle-ci compte aujourd'hui trois personnels permanents (deux à mi-temps et un à 80%, Adeline Stocklouser, responsable administrative et chargée de communication depuis 2001) très impliqués pour rechercher des subventions auprès d'organismes qui pourtant ne sont pas toujours en accord avec sa démarche, note la fondatrice. En effet, dès le départ, son désir profond était de permettre l'accès de la culture à tous en créant du lien social, deux objectifs intrinsèquement liés. Or, cette implication sociale fait qu'encore aujourd'hui les décideurs peinent à lui donner une reconnaissance dans le domaine culturel, regrette Claude Danielle Morlet.
Tout au long de l'année, s'élabore un programme culturel. Des spectacles, certes moins nombreux désormais du fait d'une baisse des subventions, sont donnés par des intermittents invités ou par la compagnie théâtrale, qui produit des créations environ tous les deux ans. Des ateliers de théâtre pour enfants, adolescents et adultes sont proposés ainsi que des ateliers d'expression, d'écriture mais aussi des stages de travail sur la voix. Les liens avec des centres sociaux comme celui du Gour de l'Arche, le comité de quartier, l'Université populaire sont très forts. Un partenariat régulier a lieu avec des structures comme la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l'Association des Paralysés de France. La compagnie accueille des services civiques, des personnes chargées de faire des travaux d'intérêt général. Chaque évènement culturel donne lieu à des moments d'échange lors d'ateliers dont les productions sont exposées dans les locaux de la Filature, comme cela a été le cas lors de cette semaine autour de la colonisation.
 
Si un travail de création de spectacles est réalisé, il est complété par une diffusion des oeuvres d'autres compagnies mais aussi par la médiation des productions artistiques, volet auquel les membres de l'association attachent autant d'importance. Ainsi, des représentations d'étapes de création sont proposées depuis longtemps, initiées à une époque où cela n'était pas encore à la mode, afin de donner à voir un spectacle en gestation. Le travail avec les écoles du quartier est donc dans cet esprit valorisé. Les locaux deviennent un lieu d'échange où les habitants du quartier aiment à se retrouver et savent qu'ils seront accueillis dans leur singularité. Forts de cette confiance, ils sont amenés parfois à solliciter une aide pour remplir des documents administratifs quand les travailleurs sociaux sont trop débordés.
 
Chaque participant aux ateliers a sa place, quelque soit son origine et son statut, et trouve son chemin non pas vers la performance mais vers l'émancipation, comme l'expliquent des membres de la structure. On est donc au-delà du travail d'une simple compagnie de théâtre. D'ailleurs, "à une époque où les individus ont tendance à se refermer sur eux-mêmes de plus en plus", les propositions de rencontres avec des artistes ou des intervenants extérieurs sont toujours honorées par le public, preuve qu'il y a une vraie demande, constate Claude Danielle Morlet.  En effet, le public, durant le vernissage, n'a pas hésité à dialoguer avec la photographe. En outre, à l'heure où, poursuit-elle, l'écart se creuse entre les grandes et petites salles, les grandes et petites compagnies, du fait de subventions plutôt octroyées aux premières alors que les secondes font "le vrai travail de terrain" auprès de publics variés, Rouletabille a choisi de proposer toutes les activités gratuitement. Cet esprit de partage est insufflé par l'exemple d'Ariane Mnouchkine auprès de laquelle Claude Danielle Morlet a suivi des stages. Sans pour autant vouloir calquer à la Compagnie Rouletabille le fonctionnement très collectif, très horizontal (tout le monde est payé au même niveau et participe aux tâches quotidiennes) du Théâtre du Soleil, elle s'en inspire par le sens de l'accueil réservé aux artistes invités. Il s'agit ainsi de partager les repas ensemble. La venue dans la structure doit être l'occasion de réels échanges. Aujourd'hui, l'association rassemble une cinquantaine d'adhérents sans compter les personnes morales et touche un public d'environ 1600 personnes par an.

La photographe invitée le 25 janvier avait fait le déplacement spécialement depuis la capitale où elle réside pour venir présenter son travail déjà exposé à Paris, Apt, Jonches (France), en Tunisie, au Cameroun, à Katmandou mais aussi en Algérie dont sa famille est originaire. Une grande exposition a eu lieu au Musée Public National d'Art Moderne et Contemporain d'Alger (MAMA) en 2014 et a été un franc succès.
 Nadja Makhlouf face au public très féminin du vernissage (un seul homme présent, membre de l'association) à l'extrême droite de l'image qui préfère être l'auteur de photos que d'en être le sujet!
Formée à l'image documentaire à l'université d'Aix-Marseille, Nadja Makhlouf travaille dans le cinéma, l'audiovisuel et la photographie. Afin d'exercer son art photographique, elle a parcouru plusieurs pays. Elle évoque notamment son travail auprès de familles de pêcheurs au Sénégal et des portraits d'enfants en Inde. En 2011, c'est un retour aux sources qu'elle choisit d'entreprendre à travers une trilogie : "Algérie, Algériennes". Le premier volet est consacré aux femmes kabyles dans l'Algérie d'aujourd'hui : "Femmes fatales". Le deuxième volet s'intitule "De l'invisible au visible : Moudjahida".
Ce dernier terme signifie "femme combattante" et fait référence aux femmes qui se sont battues pour l'indépendance de l'Algérie. A l'occasion du cinquantième anniversaire de la guerre d'Algérie, la photographe a réalisé que l'on parlait peu de ces femmes et davantage de celles mortes au combat. Les historiens, les sociologues se sont peu intéressés à elles. Se sentant comme un devoir de les éclairer par son objectif puis par un témoignage écrit, elle a donc décidé de vivre entre Paris et Alger pour aller rencontrer ces combattantes de l'ombre (d'où le titre) actives dans le maquis ou non. Le travail a duré plus de 2,5 ans.
Cette trentenaire en avait entendu parler brièvement par sa grand-mère et par des lectures. Le plus difficile, estime-t-elle, a été de recueillir la parole de ces femmes. C'est d'ailleurs la question qui a été posée par l'une des membres du public du vernissage d'ailleurs très féminin : comment avait-elle pu accéder à leurs témoignages? Elle a rappelé qu'en effet le peuple algérien était très pudique, l'intimité des sentiments étant rarement dévoilée. A cela s'ajoutait la volonté, à la suite de ces années de guerre, de ne plus parler de cette période douloureuse et de revenir à une vie normale. L'autre obstacle était l'âge de ces femmes, parfois malades, âgées, ayant des difficultés de mémoire pour certaines. D'ailleurs, peu de temps après ce travail plusieurs sont décédées. L'artiste a donc réalisé un véritable travail contre la montre, in extremis, qui lui donne d'autant plus de valeur. Même si elle reconnaît ne pas être historienne, elle l'a "été par la force des choses" en allant les écouter. Son souci était d'"être très méticuleuse sur les dates". La confiance qu'elle a créée auprès de celles qu'elle a interrogées a incité d'autres femmes à parler puisqu'elles se connaissaient entre elles.  Après cinquante années de silence, ces femmes ont eu aussi envie de libérer la parole. Elle a fait le choix d'aller vers des femmes peu ou pas connues. Pour chaque protagoniste, elle a rédigé un texte, issu des entretiens, long ou succinct en fonction des éléments qu'elle a pu recueillir. Elle admet que chaque texte ne reflète pas nécessairement la densité de leur vie de combattantes mais uniquement les mots qu'elle a pu retranscrire. Certaines femmes ont vu leur mémoire se cristalliser pendant les huit années de guerre, d'autres avant ou après ces années de conflit.
 
Outre l'écrit, Nadja Makhlouf a souhaité juxtaposer le portrait qu'elle a réalisé de ces femmes aujourd'hui et une photo de leurs archives personnelles datant de la période 1954-1962 afin d'illustrer le temps qui a passé et le chemin parcouru par les femmes dans la société algérienne. En l'absence de photo, elle n'a pas retenu le témoignage. Malgré cette volonté de sélection, elle témoigne : "le projet a pris une ampleur à laquelle je ne m'attendais pas". Elle a surtout été frappée par la diversité de ces femmes, une découverte qui fait une des spécificités de son travail. Elle a réalisé qu'il ne s'agissait pas uniquement de combattantes algéroises voire algériennes mais aussi  d'autres nationalités (espagnoles, allemandes, italiennes...) mais toutes avaient "en commun cette étincelle au fond des yeux, cette force intérieure même si toutes étaient brisées".
Près de 11 000 femmes (3% des militants) ont participé à cette lutte de libération. Certaines de ces moudjahidate sont connues comme Djamila Bouhired que Nadja Makhlouf a évoqué pendant le vernissage, dont le combat a été médiatisé nationalement et internationalement par l'avocat Jacques Vergès qu'elle a d'ailleurs épousé. En effet, elle a fait partie des six femmes condamnées à mort pour "actes de terrorisme" pendant la guerre d'indépendance. Membre du FLN, elle a posé des bombes, ce qui a d'ailleurs suscité le débat pendant le vernissage : comment une femme qui pouvait porter la vie pouvait-elle potentiellement l'enlever, qui plus est, auprès de personnes innocentes et de façon totalement aléatoire?
Si leur condition de femmes opprimées pouvait être mise en avant, Nadja Makhouf, quant à elle, a estimé que ces femmes souvent à l'époque très jeunes, parfois mineures, avait un autre rapport à la maternité se définissant avant tout comme des combattantes avec un objectif à atteindre : libérer leur pays du joug colonial. Nous pourrions ajouter que la colonisation créait un double asservissement : celui de leur pays mais aussi leur propre asservissement puisqu'"elle provoqu[ait] un repli défensif de la famille algérienne sur elle-même", selon l'historienne Djamila Amrane http://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1992_num_26_1_404867 . Autre militante du FLN, arrêtée pour tentative d'attentat à Alger : Djamila Boupacha dont le procès a lui aussi été médiatisé. Défendue par Gisèle Halimi et Simone Beauvoir, elle a suscité l'intérêt d'intellectuels et d'artistes comme Picasso qui a peint son portrait et est devenue une icône nationale.
 Jacqueline Guerroudj (1919-2015), la doyenne des ex six condamnées à mort
Leur combat a influencé ces jeunes filles ou jeunes femmes devenues militantes dont seules 16% étaient des maquisardes. 88% d'entre elles étaient d'origine rurale souvent chargées de la cuisine
 Fatima Kade, chargée de l'intendance des armes et de la cuisine dans le maquis (1923-2012)
tandis que les citadines, venant de milieux plus favorisées, avaient fait des études et pouvaient mettre en valeur leurs compétences comme dans le domaine médical. Elles  tissaient d'ailleurs des liens avec la population civile et tentaient d'améliorer le sort des femmes et des enfants.
Janine Belkhodja, gynéco-obstétricienne  (1928-2013)
Les fidayate (2% de ces militantes) participaient aux actions armées de la guérilla urbaine. Elles ont joué un rôle fondamental quand les hommes ont été immobilisés pendant la Bataille d'Alger : elles ont assuré la relève. Les deux-tiers des dépôts de bombes ont été réalisées par les femmes et quelques-unes ont participé à la direction de la Bataille. La grande majorité (82%) étaient des moussebilate  : des résistantes civiles. Il s'agissait de femmes plus âgées, épouses et mères, des secrétaires, des infirmières, des couturières, agents de renseignements, collectrices de fonds mais surtout (près de 64% des ces moussebilate) des responsables de refuges où étaient hébergés les militants et des responsables de ravitaillement. Non comptabilisées parmi ces militantes recensées par les organisations (FLN, organisation civile du FLN...),  gravitaient des voisines, des membres de la maison qui assuraient un réseau d'aide. En proportion, étant donné le rapport de la population ville/campagne, les urbaines se sont autant engagées que les campagnardes, contrairement à ce qui est souvent dit. Nadja Makhlouf estime que "ces femmes ont ouvert une brèche" en combattant aux côtés des hommes durant une période exceptionnelle où les individus se définissaient d'abord en fonction de leur statut de combattant et non de leur sexe, bien que la vie quotidienne continuait de séparer les hommes et les femmes et bien que des mariages aient eu lieu. Toutefois, la guerre finie, les hommes ont souhaité qu'elles rentrent à la maison et les responsabilités qu'elles ont, pour quelques-unes d'entre elles, exercées de fait pendant la guerre n'ont pas été reconnues au sortir du conflit. Ainsi, Alice Cherki qui commence des études de médecine à 18 ans, est appelée par Franz Fanon, pour travailler dans l'hôpital psychiatrique de Blida où elle soigne les blessés de manière clandestine dans ce lieu considéré comme "un nid de fellaghas" mais elle ne peut pas obtenir son diplôme pendant la guerre de libération. La figure de Frantz Fanon a d'ailleurs été évoquée pendant le vernissage, ce Martiniquais (1925-1961), père de l'ethno-psychiatrie a pris fait et cause pour le peuple algérien dans sa lutte pour l'indépendance et a beaucoup travaillé sur les impacts psychiques de la colonisation.
Alice Cherki (née en 1936)
Malgré cette reprise en main du patriarcat après 1962, certaines femmes ont pu faire des études. Cependant, Alice Cherki devra aller en Allemangne de l'Est finir sa formation de neuropsychiatre. Aujourd'hui, Nadja Makhlouf constate que ces moudjahidate, marquées par ces années de lutte, "n'ont peur de rien, quelque soit la personne qu'elles aient en face d'elle". La photographe se souvient de l'émotion  et de l'enthousiasme de ces femmes, très fières d'avoir vu au MAMA leurs portraits en grand format (60X80) non plus en un seul tirage juxtaposant leurs visages à 50 ans d'écart, comme montrés à Périgueux dans une exposition donnant à voir l'image d'une vingtaine d'anciennes combattantes, mais en deux tirages (photo d'archive et photo réalisée par l'artiste) concernant cette fois une trentaine de femmes.
Quant au troisième volet de cette trilogie que la photographe est en train de construire, il sera réalisé autour de femmes touaregs et sera peut-être, du moins on l'espère, l'objet d'une exposition à Périgueux à nouveau.

Texte et photos : Laura Sansot
Les photos en diptyque ont été réalisés par Nadja Makhlouf.

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