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08/03/2017

UN FILM ET UNE CONFERENCE POUR DECOUVRIR OHAD NAHARIN

Le dimanche 5 février, l'association Ciné-Cinéma de Périgueux et le théâtre de l'Odyssée s'associaient une nouvelle fois au coeur de l'hiver pour faire découvrir un auteur, un artiste. Une conférence de Thomas Hahn précédait un goûter d'entracte et un film sorti en France le 1er juin 2016 au sujet d'un chorégraphe israélien qui a révolutionné le monde de la danse au niveau mondial : Ohad Naharin.
Thomas Hahn est journaliste et critique de danse internationale, "si ce n'est le spécialiste le plus important de la danse", a déclaré la directrice de l'Odyssée, Chantal Achilli qui présentait cet après-midi à Cap- Cinéma.
Habitué du festival Mimos depuis 25 ans et membre du jury pendant 20 ans, il travaille pour des magazines culturels français et allemands. Il était accompagné d'Alain Monteil, abonné du centre culturel et sollicité pour son expérience d'ancien directeur pendant 3 ans de l'institut français de Tel-Aviv. 
de gauche à droite : Thomas Hahn et Alain Monteil
Celui-ci a témoigné de la spécificité d'Israël, "un endroit très étrange", "pas comme les autres". Le vol en avion de 4 ou 5h immergeait rapidement dans un autre univers. A l'arrivée, il se souvient avoir été interrogé longuement sur les raisons de sa venue, sur son identité ou non juive, sur une famille éventuelle dans le pays, des questions qu'il a entendues régulièrement durant toutes les années où il a résidé là-bas. Au sortir de l'aéroport, il a été frappé par la marée humaine et par les diverses origines de la population, par cette impression de modernité et à la fois de grand bazar (balagan). Un mélange d'Orient et d'Occident.
Le conférencier a expliqué que le contexte très particulier auquel avait fait référence son acolyte et le conflit avec la Palestine avaient un effet indéniable sur l'art, donnant des créations "pas comme les autres" marquées par ces tensions et violences. Alain Monteil a souligné la difficulté pour chacun de prendre sa place dans ce pays où, malgré tout, régnait "une énergie étonnante" qui grouillait d'activités et de conversations animées. Le boulevard Rothschild, une des artères principales de Tel-Aviv par laquelle il avait découvert la ville, était très lié à la danse. Cet art en Israël s'est développé notamment grâce à Bethsabée de Rothschild (1914-1999), une Française juive née à Londres qui, durant la guerre, est agent de liaison à Londres entre les forces militaire françaises et américaines et participe au débarquement en Normandie. Elle fréquente l'école de danse de Martha Graham à New York au lendemain de la seconde guerre mondiale,
  Capture d'écran de la photo projetée pendant la conférence
Martha Graham (1894-1991)
distribue des bourses d'études, produit ses spectacles et impulse une tournée en Israël où elle s'installe en 1956. En 1963, lui vient l'idée de créer une compagnie définitivement établie en 1964 avec le soutien de Marta Graham : c'est la première compagnie de danse moderne et contemporaine, la Batsheva Dance Compagny. La danse contemporaine est née en Israël grâce à cette femme et a donc des origines françaises, a souligné Thomas Hahn. Cette compagnie est dirigée par Ohad Naharin depuis 1990.
 Bethsabée de Rothschild regardant l'objectif
 Capture d'écran de la photo projetée pendant la conférence
Bethsabée de Rothschild plus âgée
Le premier jour de son arrivée, Alain Monteil se souvient être allé voir un spectacle de la Batsheva au Centre Suzanne Dellal pour la Danse et le Théâtre (fondé en 1989), "premier lieu d'envergure voué à présenter des compagnies israéliennes et internationales de danse contemporaine". http://www.tel-avivre.com/2012/06/22/le-centre-suzanne-dellal/ Il a gardé en mémoire quelques impressions : "beaucoup de gens sur scène, une crispation dans les mouvements et une énergie étonnante". Il a évoqué une autre conception de la danse où, à la différence de la France, il n'y a pas de barrière entre la scène et le public. Les danseurs rejoignent facilement les spectateurs après la représentation, formant comme une grande famille. "La danse fait partie de la vie". Cependant, le contexte politique conduit parfois les danseurs ou chorégraphes à s'éloigner d'Israël pour mieux se retrouver eux-mêmes, a constaté Thomas Hahn qui a fait allusion à Emmanuel Gat né en 1969 et arrivé en France, à Istres en 2007. http://www.lefigaro.fr/culture/2013/06/25/03004-20130625ARTFIG00260-emanuel-gat-hypnotise-montpellier.php Il a évoqué aussi Hofesh Shechter né en 1975 et installé à Londres. La danse est très imprégnée de la violence qui rythme la vie quotidienne et s'insinue dans les corps. Pour le critique d'art, l'énergie des danseurs provient, en outre, de l'importance donné à l'écoute du corps, à la différence de la France où l'on intellectualise davantage.
Par ailleurs, il a précisé que deux compagnies de référence existaient en Israël : la Batsheva et la Kibbutz Contempory Dance Compagny fondée en 1970 par Yehudit Arnon (1926-2013) né en Tchécoslovaquie et déporté à Auschwitz en 1944. Celui-ci a juré que s'il s'en sortait vivant, il consacrerait sa vie à la danse, ce qu'il a fait tout en vivant dans un kibboutz de 1948 à la fin de sa vie. La compagnie, aujourd'hui dirigée par Rami Be'er, est toutefois moins présente que la Bastheva sur la scène internationale.  Cette dernière connaît pourtant des difficultés pour financer ses projets et souhaite s'implanter dans un nouveau lieu déjà trouvé dans un quartier populaire car les équipements du studio actuel basé au centre Suzanne Dellal, pourtant "l'épicentre de la danse en Israël, connu dans le monde entier", selon Thomas Hahn, sont trop limités. Le financement sera assumé pour moitié par la municipalité mais la compagnie doit trouver d'autres financeurs.
La compagnie a fait l'objet d'un conflit politique en 1998, au moment de la commémoration de la création de l'Etat d'Israël. La création Echad Mi Yodea où les danseurs étaient peu vêtus a subi l'intervention du gouvernement qui a souhaité rhabiller les protagonistes avec des caleçons longs pour contenter les ultra-orthodoxes, ce qui est devenu une affaire d'Etat. Le directeur Ohad Naharin a mis sa démission dans la balance et les danseurs ont refusé de jouer par solidarité, ce qui est d'ailleurs évoqué dans le film. Toutefois, la pression de la société civile a permis que la représentation ait lieu dans les conditions souhaitées par les artistes. Il n'empêche que cet évènement a montré combien le gouvernement pouvait se servir des compagnies de danse dont les spectacles s'exportent très bien à l'étranger, pour promouvoir ses idées, selon Thomas Hahn. En Israël, la danse est un petit milieu avec un grand centre chorégraphique tandis que la France compte 19 centres chorégraphiques nationaux créés au début des années 1980 à l'initiative de Jack Lang, sans compter les 12 centres de développement chorégraphique.
Le conférencier est ensuite revenu sur la vie du chorégraphe qu'il a rencontré à Paris. Il est  né en Israël en 1952. La vie au kibboutz, au grand air avec des enfants de son âge, dans un esprit de solidarité, l'a beaucoup marqué, tout comme son départ avec sa famille à l'âge de 5 ans vécu comme un arrachement, "une séparation de lui-même."
Ohad Naharim
photo extraite de : https://batsheva.co.il/en/about?open=ohas_naharin
Ohad Naharin est, comme Maurice Béjart (1927-2007), l'une des références dans le monde du ballet.  Il a à la fois modernisé la danse et l'a rendue populaire. Sa mère danseuse, blessée au genou, elle doit renoncer à la pratique pour se tourner vers l'enseignement du mouvement et de la composition musicale. Lui-même commence à danser comme professionnel au sein de la Bastheva à partir de 1974. Invité par Martha Graham venue en Israël, il part à New York dans son école puis est reçu à la Julliard School. Il est repéré par Maurice Béjart qui le fait travailler un an à Bruxelles, "une des pires années de sa vie", bien qu'il y ait reçu une solide formation, peu en accord qu'il était avec sa manière d'envisager la danse. En 1980, il revient à New York. Il danse notamment avec sa femme nippo-américaine, Mary Kajuwara, qui quitte l'Alvin Ailey Dance Compagny dont elle était pourtant la star. Il présente ses créations à New York et à l'étranger. En 1990, il devient directeur de la Bastheva et le couple s'installe en Israël. Sa femme meurt en 2001 d'un cancer. Aujourd'hui, ses chorégraphies sont au répertoire des plus grandes compagnies de ballet du monde (Francfort, Lyon, Madrid, Paris...).
Un accident grave à la colonne vertébrale l'empêche de danser et l'incite à développer il y a une bonne dizaine d'années, d'abord pour lui-même, la méthode du gaga que peuvent utiliser amateurs et professionnels : un langage du mouvement qui est pour lui "une boîte à outils". Elle est enseignée par une soixantaine de professeurs certifiés par le chorégraphe lui-même et leur nombre augmente d'année en année.

Le terme gaga (même si cela n'a pas évoqué pendant la conférence) puise son origine dans un jeu très connu des enfants israéliens, même si Ohad Naharin l'utilise comme une référence aux babils enfantins. Il refuse le miroir, qui, selon lui, incite le danseur à se soucier de son image (d'ailleurs souvent déformée) et l'empêche de voir ce qui l'entoure et ce qu'il y a l'intérieur de lui. "Les corps vont là où ils doivent aller, peu importe l'esthétique ou l'envie de perfection" http://www.onydanse.com/une-lecon-de-gaga-avec-ohad-naharin/. Il estime qu'"il faut prendre conscience de [notre] place dans l'espace", se poser des questions sur nos routines physiques quotidiennes, sur la manière dont on doit se positionner, notre distance avec les autres et les objets afin d'"attein[dre] le geste juste" et "la beauté du mouvement". Un mouvement est juste parce qu'il est vrai. Il refuse le discours sur le corps et ne cherche pas diffuser une technique. Il n'est pas non plus intéressé par la force physique ou la performance. En revanche, il veut créer un espace de liberté propre à chaque individu, professionnel ou non, pour réaliser un travail intérieur. De cette manière, chacun peut développer sa sensibilité et sa concentration pour ressentir son corps, son squelette, sa chair, son animalité aussi, coordonner des mouvements contradictoires, "connaître ses fragilités, ne pas gaspiller ses mouvements, rester dans une économie de moyens" et découvrir en soi de nouveaux mouvements pour "gagner en souplesse, en fluidité et en efficacité". Dans le film, sont évoqués aussi bien le travail avec les danseurs en studio que celui avec des handicapés qui peuvent retrouver l'usage de leurs membres paralysés. Thomas Hahn a rapporté qu'il avait réussi à faire bouger 200 personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Aussi, le chorégraphe ne comprend-il pas comment la société peut cacher ses malades alors qu'il y a tout un travail à faire avec eux.
Pour lui, "la virtuosité, c'est être capable de trouver l'équilibre entre l'intelligence, le savoir, l'animalité et les instincts". Cela donne "une chorégraphie excessive, extériorisée mais aussi très maîtrisée" voire "très douce", des contrastes qui révèlent les oppositions sur lesquelles le pays s'est construit, selon le directeur du centre Suzanne Dellal, interviewé dans un reportage diffusé sur Arte en 2010 http://www.numeridanse.tv/fr/video/401_metropolis-gaga. Dans cette vidéo, Ohad Naharin se dit intéressé par "le contraste pour l'espace qu'il fait naître entre les extrêmes", non pour l'intérêt qu'il porterait à l'extrêmisme  mais plutôt aux conflits dont son pays est traversé. Sa chorégraphie va au-delà du genre puisque pour lui, il n'y a pas de danse féminine, d'un côté, et de danse masculine, de l'autre. "[S]a danse est fondée sur ce qu'il y a de commun entre les hommes et les femmes". En outre, les nombreuses nationalités en Israël sont liées par le fait d'être juif en vue de constituer un peuple, point commun qui ne concerne pas les danseurs de la Bastheva à qui "on demande d'être généreux, talentueux, créateurs et passionnés". Sa manière d'envisager la danse est une ouverture sur les idées nouvelles. Mises à l'épreuve du réel, elles doivent être remises en cause si elles ne peuvent être mises en oeuvre, une conception différente d'un pays très attaché aux dogmes et aux idéaux.
Afin de faire comprendre le gaga, le conférencier a diffusé une vidéo qui n'a, semble-t-il, pas convaincu le public plus sensible aux explications du film.
  Capture d'écran de la photo projetée pendant la conférence
Mr Gaga, sorti avec succès en Israël en 2015, a été réalisé par Tomer Heymann. Ce réalisateur né en 1970 travaille avec son frère Barak, producteur et réalisateur. Il est l'auteur de plus de 10 documentaires sélectionnés dans de nombreux festivals dont celui de Berlin. Cela fait une vingtaine d'années que le réalisateur a eu l'idée de ce film lorsqu'il a assisté pour la première fois à un spectacle de la Batsheva. Totalement séduit par le travail du chorégraphe dont il estime qu'il a influencé ses propres réalisations, il a eu cependant de grandes difficultés à convaincre un homme plutôt introverti, "un personnage coriace au caractère complexe et contradictoire" alors qu'il est lui-même à l'inverse extraverti et bavard, a confié le conférencier. Finalement, il a accepté que la caméra le suive pendant 7 ans auxquels se sont ajoutés 2 ans de post-production. Il a fallu du temps, a poursuivi Thomas Hahn, pour obtenir sa confiance, pour qu'il partage des informations sur sa vie privée. Le réalisateur et ses collaborateurs se sont vu ouvrir les portes de sa maison, y ont trouvé des caisses pleines de vidéos, de photos de jeunesse et sont partis rapidement, après récolte, avant que Ohad Naharin ne change d'avis!
Tomer Heymann
Finalement, le documentaire achevé a reçu l'approbation sans conteste de son personnage principal. Toute la finesse de ce documentaire est d'avoir pu filmer l'homme et l'artiste, tout en maintenant une part de mystère. Celui-ci est présenté dans son studio avec ses danseurs que Tomer Heymann a dû filmer sans troubler le travail, en s'effaçant tout en étant au milieu d'eux, une réelle prouesse, d'autant que le chorégraphe considère le studio comme un lieu intime, sacré, réservé au processus de création qui ainsi a pu se dévoiler. Le film est aussi ponctué de plusieurs extraits de spectacles. Quant à sa vie personnelle, elle est évoquée par de nombreuses images d'archives. Le conférencier a considéré que ce film était à la fois un film sur la danse et contenait à priori tous les ingrédients d'un thriller hollywoodien relatant la vie hors du commun de son héros. Celui-ci a connu, outre la vie en collectivité très jeune, la vie dans l'armée israélienne où il a fait son service militaire et intégré la troupe artistique mais aussi un deuil profond et l'espoir retrouvé avec la rencontre d'une jeune danseuse aujourd'hui âgée de 34 ans avec laquelle il a eu une petite fille, une des séquences les plus touchantes du film. Toutefois, en présentant des fragments de sa vie et de son travail, sous forme de puzzle, le conférencier a montré combien on était en réalité loin d'une fiction formatée, laissant au spectateur le soin de reconstituer les morceaux, sans être pour autant un film difficile. Cette production sur un des chefs de file de la danse contemporaine israélienne "traitée avec l'énergie d'une fiction", selon Thomas Hahn, renvoie à "quelque chose d'universel". Pour terminer son exposé, il a évoqué une séquence de travail entre le  chorégraphe et une danseuse lui apprenant à tomber ("fais confiance à ton corps, il te protègera"), l'incitant à enlever le superflu dans ses gestes, comme dans la vie.

Un échange a suivi, Thomas Hahn répondant aux questions du public qui est revenu sur le sujet même de la conférence ("Le gaga peut-il devenir une alternative au yoga?") finalement peu traité. Et pour cause. Le gaga n'est pas une technique inspirée de cette discipline, même s'il peut aider à mieux la pratiquer. Il n'a pas de visée méditative, est davantage physique que spirituel mais ne suppose pas la transe. Le conférencier n'a pas connaissance de chorégraphe français qui s'inspirerait de son travail et aucune musique spécifique ne lui est attachée. Au contraire, ses chorégraphies très fluides s'adaptent à tous les genres musicaux.  A été évoquée aussi l'école Mudra, fondée par Maurice Béjart en 1970 dont le nom signifie en sanskrit "signe" et désigne le "geste rituel" et auprès de laquelle s'est formé Ohad Naharin. Le conférencier a détaillé sa présentation du gaga, tout en invitant à mieux le découvrir en regardant le film, après une dégustation de biscuits et boissons fraîches.

Texte et photos (sauf mention contraire) : Laura Sansot

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