Parce qu’il n’y a pas d’art sans engagement
Parce que les Arts disent que d’autres mondes sont possibles
Parce que des femmes et des hommes tentent de les construire
Parce que les Arts nous affranchissent des frontières et de l’enfermement
Parce que la Dordogne fourmille d’actions et de projets politiques alternatifs
Parce qu’aucun blog ne recense ce foisonnement d’activités militantes, politiques, artistiques et culturelles différentes,
Nous vous proposons Art Péri’Cité :
des agendas et des reportages sur les diverses manifestations ou activités

25/06/2017

LIBRE ADAPTATION CINEMATOGRAPHIQUE DES VISAGES ECRASES : CAROLE MATTHIEU

Dans le cadre de la 8è édition du salon du livre du Grand Périgueux, l'association Ciné-Cinéma proposait le 23 juin une soirée-débat autour du film Carole Matthieu d'abord diffusé sur Arte en novembre 2016 puis sorti en salles le 7 décembre 2016. Elle comptait sur la présence de Marin Ledun, déjà invité au Salon en 2016 http://artpericite.blogspot.fr/2016/06/roman-noir-et-critique-sociale-au-livre.html, auteur du livre publié en 2011 Les visages écrasés à partir duquel le film a été librement adapté. Toutefois, celui-ci n'a pu faire le déplacement du fait d'une hospitalisation, comme l'a expliqué Bernard Collongeon, président la manifestation.

Marin Ledun, 42 ans, publie son premier roman en 2007 et n'a pas cessé d'écrire depuis. Ce travail littéraire succède à une recherche scientifique menée pendant plusieurs années. Après avoir publié une thèse sur L'introduction des techniques d'information et de communication dans la sphère politique, il devient chercheur en sociologie à France Télécom pendant 7 ans. A la fois témoin et victime de la souffrance au travail, il décide de quitter le monde de l'entreprise où, traumatisé, il ne pourra plus retourner. Cela lui donne l'idée de rédiger en 2010 un essai Pendant qu'ils comptent leurs morts co-écrit avec une psychiatre du travail Brigitte Font Le Bret et Bernard Floris puis une fiction l'année suivante.
 Marin Ledun lors d'un café littéraire à Champcevinel en 2016
Isabelle Adjani a découvert ce texte grâce au réalisateur de La journée de la jupe, film pour lequel elle a été césarisée (son 5è César). Le projet lui "ten[an]t vraiment à coeur", elle a co-produit le film et choisit un jeune réalisateur, Louis-Julien Petit, auteur d'un premier long-métrage Discount où la fibre sociale était déjà présente. Il raconte l'histoire d'employés d'un magasin discount qui, suite à l'annonce de leur futur licenciement, décident de mettre en place un commerce équitable pour donner une seconde vie aux produits jetés par la grande distribution. Dans Carole Matthieu, c'est un médecin du travail employé par une entreprise qui est confronté à la souffrance des autres salariés. Ce sont trois suicides qui se produisent, malgré les alertes que cette femme lance auprès de la direction et de l'inspection du travail. Elle-même subit cette souffrance jusqu'à la scène finale. Si le film est intéressant par la tentative d'adaptation à l'écran d'une oeuvre littéraire  abordée à la première personne, il focalise malheureusement toute l'attention, sous l'influence de sa co-productrice, sur son actrice principale. On ne voit qu'elle pendant tout le film. Le traitement des personnages secondaires est trop effleuré. Certes, on observe les techniques managériales à l'oeuvre dans cette entreprise de plate-forme téléphonique où les télé-conseillers sont humiliés, poussés à bout, mis en concurrence les uns contre les autres tandis que certains collaborent et parviennent à se hisser au rang de managers. Toutefois, c'est davantage la fuite en avant d'une salariée, dont aucune piste nous est donnée pour la comprendre, qui est au coeur du film, prenant dans un second temps le virage du thriller. On y voit une Isabelle Adjani incarnant une fois de plus un personnage hanté par la folie mais sans atteindre le niveau d'interprétation qui a fait son aura. Elle n'est pas aidée, il faut le reconnaître, par un montage trop démonstratif, lorsqu'elle est en proie à ses tourments, à ses hallucinations. Ce médecin qui fait figure de Don Quichotte apparaît comme un personnage sacrificiel, lui-même malade qui n'a plus la maîtrise de ses missions et trahit le secret médical : elle indique sur les certificats d'aptitude le type de pathologie dont souffrent ses patients salariés, "une aberration" comme l'a fait remarquer le médecin du travail de Dordogne, Christine Charles, lors du débat qui a suivi la projection. Elle se laisse aussi influencer par une salariée qui réclame le certificat d'aptitude alors qu'elle voudrait l'arrêter. Cela paraît incohérent qu'elle respecte si peu le cadre de sa profession tout en se sacrifiant pour sauver les salariés. Elle apparaît aussi très seule, sans soutien de confrères, si ce n'est la présence d'une infirmière pleine d'humanité et qui semble, elle, avoir gardé les pieds sur terre. Elle se montre incapable de mettre à distance la souffrance de ses patients. Deux éléments qui donnent une image erronée de la médecine du travail, d'après la professionnelle. Christine Charles a d'ailleurs rappelé que dans le privé, les médecins du travail, même s'ils sont de moins en moins nombreux et vont sûrement disparaître, sous l'effet d'une casse du code du travail, relèvent encore soit d'un service de santé interne à l'entreprise soit inter-entreprises. Ils appartiennent à des équipes, sont épaulés et sont relativement épargnés en tant que salariés. De plus, le médecin n'est pas seul garant du bien-être des salariés, contrairement à ce que laisse penser le film.
 Bernard Collongeon et Christine Charles
Le public s'est beaucoup interrogé sur la place du médecin du travail dans cette entreprise qui semblait devoir rendre des comptes à son employeur et contribuer à la bonne marche de l'entreprise. En effet, la DRH, au moment de la crise, sous-entend que le médecin a donné, dans le passé, quelques indications médicales sur l'employabilité ou non de tel salarié, outrepassant ainsi ses missions. De plus, elle doit subir la pression du chiffre en réduisant son temps de consultation pour chaque salarié. Christine Charles s'est porté en faux contre cette contribution aux résultats de l'entreprise. La seule mission du médecin du travail était celle de préserver la santé des salariés au travail, en prescrivant, orientant, conseillant, alertant, quitte à ce que la rentabilité en soit affectée. Les employeurs sont dans l'obligation d'avoir un médecin du travail et de se soumettre à ses indications, même s'ils s'en passeraient sûrement! Celui-ci rend des décisions administratives sur l'aptitude ou non du salarié à prendre son poste et peut émettre des restrictions en termes de port de charge, position assise, debout...
A vouloir placer la caméra la plus grande partie du temps sur le visage d'Isabelle Adjani (d'ailleurs tiré à l'excès par la chirurgie esthétique, traces d'une dictature de la beauté à laquelle, en tant qu'actrice, elle n'a pu résister), les autres personnages incarnant les salariés deviennent doublement invisibles. D'abord parce que tout le film tourne autour d'elle et ensuite parce que le sort réservé aux salariés les moins productifs est la perte du regard de l'autre, comme il est dit, fort justement, à plusieurs reprises dans le film. Quand ils sont mis en scène, c'est une succession de profils plutôt que de véritables personnages qui s'expriment donnant une image caricaturale de la souffrance au travail. On pense à la jeune maghrébine qui se plaint brièvement d'une francisation de son nom, la  cinquantenaire qui refuse de lire les phrases toutes préparées aux clients...Les syndicats en prennent aussi pour leur grade, négociant des augmentations juste après le drame. Quant à la DRH, son personnage révèle sa complexité mais de façon un peu trop pédagogique. Seul le personnage du directeur, interprété par Arnaud Viard, semble garder un peu d'humanité, malgré ses fonctions.
Christine Charles s'est dit touchée par ce film qui pose la question de façon "subtile" de la souffrance au travail en s'intéressant à celle d'un membre de sa profession. Plus généralement, il "interroge l'organisation du travail, cette société qui broie de l'humain, où les méthodes de management sont de plus en plus sauvages, où l'entraide et la solidarité ne sont plus qu'un vain mot" (nous pourrions même dire un délit). Elle rappelle que la mise au placard de salariés n'est possible que par la complicité de tous et notamment des collègues. A leur décharge, ils sont victimes du chantage à l'emploi, quoique certains soient plus zélés en la matière que d'autres.
Le public est allé dans ce sens évoquant ses inquiétudes sur cette marche en avant, précisant que le travail, parce qu'il était de plus en plus déshumanisé, n'était pas la santé, contrairement à ce que dit la maxime populaire. Le film le mettait clairement en accusation. La candidate malheureuse des Insoumis à la députation de la première circonscription, elle-même fonctionnaire, a rappelé que les méthodes managériales pénétraient la Fonction Publique. S'il n'y avait pas de de double écoute comme dans l'entreprise du film, il existait des doubles injonctions. Une enseignante a confirmé ces dires, précisant qu'il n'existait pas de médecine du travail dans l'Education Nationale.
L'intervenante a donné l'effectif moyen de salariés suivis par ses confrères (3000) et à titre de comparaison celui des patients suivis par les médecins généralistes (1000). Par ailleurs, elle a indiqué que la dépression n'était pas classée comme maladie professionnelle. Puis, elle a souligné la force du langage déployée par les techniques de management. On ne parlait plus de souffrance au travail mais de RPS (Risques Psycho-Sociaux). Dans les administrations, dans les entreprises, on organisait des groupes sur la qualité au travail, le bien-être au travail pour euphémiser les problèmes (voire les anéantir par des termes positifs, rendant la dénonciation caduque, même si cela n'a pas été dit pendant le débat). Face à ce travail de sape, les employeurs utilisaient de plus en plus des termes guerriers pour la mise en oeuvre du travail. Or, pour Christine Charles, comme le rappelle aussi Franck Lepage, "quand on tort le langage, on tort la pensée et on tort l'humain". Les écoles de management s'y emploient. Les formations proposées aux salariés leur apprennent "à devenir des salauds", comme à développer leur confiance en eux-mêmes pour mieux affirmer leur pouvoir sur autrui. Le film laisse penser dans ses derniers instants qu'un collectif est en train de se constituer. Toutefois, ne recouvre-t-il pas une nouvelle victime? Comme l'a indiqué Hélène Reys, la question du collectif peut être pire quand il est manipulé par "les salauds". On voit d'ailleurs à l'oeuvre, à la fin du film (passage d'ailleurs très pertinent), ce travail sur le langage qu'utilise le jeune cadre dynamique dépêché depuis Paris pour casser les oppositions et faire repartir le travail. Son premier souci, en arrivant, est d'ailleurs de contacter le service de communication. Par des "éléments de langage", il crée de façon toute artificielle une unité autour de l'entreprise, mettant au même niveau employés et dirigeants. C'est une méthode qui envahit actuellement le monde du travail, forçant le consensus au détriment de la contradiction et du conflit, seul moyen pourtant d'instaurer de la démocratie. Une nouvelle logique des rapports sociaux dont le nouveau gouvernement est une parfaite incarnation. A lire à ce sujet : L'illusion du consensus de Chantal Mouffe.
Le site du film est à retrouver sur ce lien : http://paradisfilms.com/project/carole-matthieu/

Texte et photos : Laura Sansot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire